À propos du trio Nelly Pouget,
James Lewis, Makoto Sato
Chants funéraires tibétains, grands-messes du rock, opéras viennois, tambours
de chasse africains, shows de la techno, fanfares militaires ou chansons d'ivrognes,
bonne fille, la musique a généreusement servi toutes les tentatives d'expression
des hommes. Elle est immensément diverse en même temps qu'une et indivisible en
ce qu'à chaque fois, elle sacrifie à un ordre rigoureux, propre à chaque tradition.
Les anciens grecs, en levant leur regard sur la voûte étoilée y voyaient l'harmonie:
"mousiki sphaïrôn", "la musique des sphères" aimaient-ils à dire. Pythagore qui
croyait que les nombres recelaient le secret même du monde décrivit les rapports
algébriques par lesquels on peut définir les intervalles: quintes royales, quartes
sacrées et tierces sentimentales ont leurs proportions que l'on peut vérifier
sur le manche d'un luth ou dans le tuyau d'une flûte. La matrice de la musique
est de pâte cosmique. Mais la musique se distingue du bruit autant qu'elle ne
saurait se réduire au son. En cela elle ressortit au langage, au langage du monde.
Voilà sans doute sa part humaine. Un mythe de l'Inde du nord voudrait qu'à l'origine,
langue des dieux, des hommes, des animaux et musique ne fût qu'une qui se serait
divisé en ces quatre branches. Quoiqu'il en soit, dans les sociétés humaines,
la musique est aussi constamment répandue que la parole et, à l'évidence, beaucoup
moins "babélique", beaucoup plus universelle en ce qu'elle est capable de solliciter
l'émotion sans s'encombrer du sens. Serait-elle la langue sans illusion ni mensonge?
Langue du réel dont la rencontre provoque un irremplaçable émoi ?
Fasciné par les lumières de la raison et les sirènes de la quantification, l'Occident
classique qui croyait pouvoir atteindre à une description exhaustive, unitaire
et ordonnée de l'univers, a exploré l'harmonie, la fugue et le contrepoint et
créé des merveilles musicales propres à remuer l'être. Mais à mesure que les connaissances
ont évolué, le monde a dévoilé un nouveau visage. Autant que l'ordre, le chaos
s'y est révélé consubstantiel aux choses. L'aléatoire est devenu loi. En proie
au doute et à la passion de l'exploration, le XXème siècle a vu naître la physique
quantique et les théories du chaos. Il fallait bien qu'il en fût parmi ses artistes
pour investir le désordre, pour témoigner de ce nouvel aspect de la réalité en
faisant résonance avec cette "hypermodernité".
Un courant de musiciens est apparu au cours des années soixante, sur le terreau
du jazz. Loin des tentations du machinisme propres au développement technologique
et en rupture avec les traditions précédentes, ses représentants sont de fervents
défenseurs de l'acte musical pur. La transe de l'improvisation est leur technique
spirituelle, la voie qui doit conduire au miracle musical. La vitalité, la foi
et l'engagement "sans filet" sont, pour eux, les garants les plus sûrs de l'artiste
en quête de découvrir avec son public la création à l'instant où elle jaillit.
Le choix d'aller à la découverte de cet instant sans autre convention que celle-là,
est le credo de leur tradition, tradition qui, renonçant au confort académique,
privilégie l'expérience plutôt que toute science. Saluons donc ces authentiques
chercheurs d'un nouveau langage. Saluons leur démarche audacieuse, intègre et
optimiste où l'exploration instrumentale joue un rôle déterminant car l'artiste,
on l'oublie trop facilement, se doit d'être un pragmatique. Nelly Pouget est de ceux-là. Rien d'étonnant, dès lors, que sa technique
instrumentale soit éblouissante. Comme un feu noir, celui-là même que nous appellerons
le roi du désordre, celui qui, paré de sa couronne en si bémol, règne sur le peuple
agité des sons, sur la turbulente foule des notes que personne n'oserait se risquer
à écrire car il est déjà trop tard pour rattraper le train du temps, celui-là
sort, royal, du souffle de la saxophoniste. Vieux ronchonnements des volcans aux
laves bavardes, eaux qui causent aux sables des grèves, soupir des terres caressées
de brises, ciels agités d'orages qui tonnent au travers de leurs voiles violets,
écho de l'empoignade des éléments, voilà ce que raconte son saxophone. Mais il
nous dit aussi l'apaisement du petit matin frais qui pleure sa rosée, la respiration
de l'enfant cauchemardeux qui se rendort bercé par la voix de sa mère, l'ineffable
sensation de la tendresse, comme dans Expansion, petite prière pour rien, pour
seulement être là. Ce jaillissement nous montre sans façons que notre confusion
est jubilation. Diabolique d'habileté et intarissable d'invention, Makoto Sato
fait sonner sa batterie du pianissimo au fortissimo sans que jamais sa frappe
ne perde son extraordinaire clarté. A la contrebasse, avec autant de bonheur à
l'archet qu'en pizzicati, James Lewis complète ce trio au son d'ensemble
riche et précis. L'attention réciproque des musiciens est extrême. Ils font synergie,
épousent comme un seul les variations de climat et quand ils se taisent, le silence
encore tout vibrant du fracas de l'éternel affrontement entre ordre et chaos,
encore tout frémissant du bruissement du monde restitué dans l'instant de la musique,
nous parle encore de musique, d'une musique que ceux qui ne la connaissent pas
devraient écouter, ne serait-ce que pour retourner à leurs habitudes avec une
feuille rincée.
Jules MERLEAU-PONTY Journaliste à Paris le 28 Novembre 95