Presse Spécialisée --


février 1996

N° 22 p. 12-13


Chronique de Concert

Pour une philosophie de l'acte musical

À propos du trio Nelly Pouget,
James Lewis, Makoto Sato

Chants funéraires tibétains, grands-messes du rock, opéras viennois, tambours de chasse africains, shows de la techno, fanfares militaires ou chansons d'ivrognes, bonne fille, la musique a généreusement servi toutes les tentatives d'expression des hommes. Elle est immensément diverse en même temps qu'une et indivisible en ce qu'à chaque fois, elle sacrifie à un ordre rigoureux, propre à chaque tradition. Les anciens grecs, en levant leur regard sur la voûte étoilée y voyaient l'harmonie: "mousiki sphaïrôn", "la musique des sphères" aimaient-ils à dire. Pythagore qui croyait que les nombres recelaient le secret même du monde décrivit les rapports algébriques par lesquels on peut définir les intervalles: quintes royales, quartes sacrées et tierces sentimentales ont leurs proportions que l'on peut vérifier sur le manche d'un luth ou dans le tuyau d'une flûte. La matrice de la musique est de pâte cosmique. Mais la musique se distingue du bruit autant qu'elle ne saurait se réduire au son. En cela elle ressortit au langage, au langage du monde. Voilà sans doute sa part humaine. Un mythe de l'Inde du nord voudrait qu'à l'origine, langue des dieux, des hommes, des animaux et musique ne fût qu'une qui se serait divisé en ces quatre branches. Quoiqu'il en soit, dans les sociétés humaines, la musique est aussi constamment répandue que la parole et, à l'évidence, beaucoup moins "babélique", beaucoup plus universelle en ce qu'elle est capable de solliciter l'émotion sans s'encombrer du sens. Serait-elle la langue sans illusion ni mensonge? Langue du réel dont la rencontre provoque un irremplaçable émoi ?
Fasciné par les lumières de la raison et les sirènes de la quantification, l'Occident classique qui croyait pouvoir atteindre à une description exhaustive, unitaire et ordonnée de l'univers, a exploré l'harmonie, la fugue et le contrepoint et créé des merveilles musicales propres à remuer l'être. Mais à mesure que les connaissances ont évolué, le monde a dévoilé un nouveau visage. Autant que l'ordre, le chaos s'y est révélé consubstantiel aux choses. L'aléatoire est devenu loi. En proie au doute et à la passion de l'exploration, le XXème siècle a vu naître la physique quantique et les théories du chaos. Il fallait bien qu'il en fût parmi ses artistes pour investir le désordre, pour témoigner de ce nouvel aspect de la réalité en faisant résonance avec cette "hypermodernité".
Un courant de musiciens est apparu au cours des années soixante, sur le terreau du jazz. Loin des tentations du machinisme propres au développement technologique et en rupture avec les traditions précédentes, ses représentants sont de fervents défenseurs de l'acte musical pur. La transe de l'improvisation est leur technique spirituelle, la voie qui doit conduire au miracle musical. La vitalité, la foi et l'engagement "sans filet" sont, pour eux, les garants les plus sûrs de l'artiste en quête de découvrir avec son public la création à l'instant où elle jaillit. Le choix d'aller à la découverte de cet instant sans autre convention que celle-là, est le credo de leur tradition, tradition qui, renonçant au confort académique, privilégie l'expérience plutôt que toute science. Saluons donc ces authentiques chercheurs d'un nouveau langage. Saluons leur démarche audacieuse, intègre et optimiste où l'exploration instrumentale joue un rôle déterminant car l'artiste, on l'oublie trop facilement, se doit d'être un pragmatique.
Nelly Pouget est de ceux-là. Rien d'étonnant, dès lors, que sa technique instrumentale soit éblouissante. Comme un feu noir, celui-là même que nous appellerons le roi du désordre, celui qui, paré de sa couronne en si bémol, règne sur le peuple agité des sons, sur la turbulente foule des notes que personne n'oserait se risquer à écrire car il est déjà trop tard pour rattraper le train du temps, celui-là sort, royal, du souffle de la saxophoniste. Vieux ronchonnements des volcans aux laves bavardes, eaux qui causent aux sables des grèves, soupir des terres caressées de brises, ciels agités d'orages qui tonnent au travers de leurs voiles violets, écho de l'empoignade des éléments, voilà ce que raconte son saxophone. Mais il nous dit aussi l'apaisement du petit matin frais qui pleure sa rosée, la respiration de l'enfant cauchemardeux qui se rendort bercé par la voix de sa mère, l'ineffable sensation de la tendresse, comme dans Expansion, petite prière pour rien, pour seulement être là. Ce jaillissement nous montre sans façons que notre confusion est jubilation. Diabolique d'habileté et intarissable d'invention, Makoto Sato fait sonner sa batterie du pianissimo au fortissimo sans que jamais sa frappe ne perde son extraordinaire clarté. A la contrebasse, avec autant de bonheur à l'archet qu'en pizzicati, James Lewis complète ce trio au son d'ensemble riche et précis. L'attention réciproque des musiciens est extrême. Ils font synergie, épousent comme un seul les variations de climat et quand ils se taisent, le silence encore tout vibrant du fracas de l'éternel affrontement entre ordre et chaos, encore tout frémissant du bruissement du monde restitué dans l'instant de la musique, nous parle encore de musique, d'une musique que ceux qui ne la connaissent pas devraient écouter, ne serait-ce que pour retourner à leurs habitudes avec une feuille rincée.

Jules MERLEAU-PONTY Journaliste
à Paris le 28 Novembre 95