Presse Nationale Française --


[Libération n°M 0135-307]

7/8 mars 1998

N° M 0135-307


Critique de disque

Le Voir

 

Nelly Pouget
Marilyn Crispell
Le voir
(Minuit Regards)

Si l'on s'en réfère à l'intitulé de ce troisième enregistrement signé par la polysaxophoniste Nelly Pouget (photo), il s'agit là de l'ultime volet d'un tryptique passablement libertaire entamé, en 1991, avec Le dire (invité majeur:Sunny Murray) et poursuivi, en 1993, avec Le vivre(au piano: Horace Tapscott).

Deux albums pour le moins singuliers, de par leur contenudélibérément " brut ", voire paroxystique, alors que, commercialement parlant, le hard bop-revival était à son apogée, et de par la démarche forcément parallèle d'une artiste confrontée, qu'elle l'ait choisi ou non, à une incontournable marginalité. Laquelle, paradoxalement, constitue à la fois sa force et sa faiblesse. Sa force, parce qu'elle entretient fatalement un sentiment d'injustice - ou de méconnaissance plutôt de la part d'un auditoire potentiel -, qui alimente sa rage et sa vitalité. Sa faiblesse, parce qu'elle érige devant elle des barrières économiques difficilement franchissables et préjudiciables, donc, à la diffusion de sa musique.

Libération n°m0135-307 photo Nelly Pouget "Le Voir"

D'où l'exploit que représente la parution de ce troisième CD une fois encore autoproduit, pour la confection duquel Nelly Pouget a fait appel à la seule pianiste Marilyn Crispell (longtemps partenaire d'Anthony Braxton), qui vient, de son côté, d'intégrer l'écurie ECM. Une confrontation intéressante, dans la mesure où l'Américaine est connue pour la précision et la délicatesse de son toucher, alors que, en vertu de son tempérament révélé par ses précédents enregistrements, la Française, pour reprendre une célèbre formule rugbystique, semble plus à même de déménager les pianos que d'en jouer.

Pourtant, au contact de Crispell (dont la complicité parait aussi évidente qu'instantanée), Pouget semble s'être un brin décontractée. Et même si son jeu demeure basiquement aylerien (le thème Alysée Musicora 93 est d'ailleurs " dédicacé " à " Monsieur Albert Ayler "), il a manifestement gagné en lyrisme et en sérénité.

Sans renier bien sûr l'énergie naturelle qui a toujours caractérisé l'oeuvre phonographique de la parisienne. Mais en la canalisant, tout simplement.

Serge Loupien